Retour de collectage
Je t'envoie cette carte postale de Bretagne. Je n'ai pas hésité dans mon choix. Je n'ai pas choisi celle où on voit une bigoudène qui tourne des crêpes au pied du phare du Créac'h. Ni celle du Bagad de Lann-Bihoué sonnant parmi les pseudo-saints de la colline de Carnoët mystérieusement nimbée d'un splendide coucher de soleil celtique.
Celle que tu vas recevoir montre une maison néo-bretonne en parpaings avec quelques pierres de taille noyées dans l'enduit de ciment qui recouvre la façade. Une maison "sur taupinière" avec balcon en fer forgé comme on en faisait dans les années 60. Elle fût l'une des premières à s'élever dans un champ à la périphérie de ce petit bourg du Trégor. Dans le jardin il y a des roses grosses et monochromes, des hortensias et aussi des agapanthes bleues. Et au balcon, il y a un couple de retraités souriants. Ils s'appellent peut-être Sylviane et Jean. Peut-être pas.
(Mince ! Il n'y a plus de place sur la carte mais voici ce que je te dirai à mon retour !)
Sylviane a 77 ans. Elle a appris le breton de ses grand-mères et des fermiers du coin qui embauchaient sa mère pour les récoltes. Sa mère était veuve et devait nourrir ses quatre gosses. Sylviane aidait et surveillait Michel son petit frère turbulent.
Elle sait le breton mais le parle de moins en moins. Elle savoure chaque phrase qui sonne, timbrée, accentuée et chantante. Du breton vivant, celui qui bouscule au passage l'oreille du francophone monolingue et ses habitudes sonores. On quitte le petit confort étriqué du français des médias, avec sa platitude, avec ses égrégors d'intonation hors-sol appris en école de journalisme ou des répétiteurs des pubs Carglass. Hou la ! Ici il y a du relief ! Tu veux te baigner dans la langue ? Je te préviens tu ne vas pas faire trempête ! Attends toi plutôt à du canyoning ! Des voyelles tendues comme des riffs de guitare électrique, bourrées d'harmoniques qui rebondissent entre le carrelage du sol et les plâtres des murs. Des "R" qui déferlent, déroulent et dégringolent de cascade en torrent. Et toute cette musique qui sort de la bouche de cette petite dame, crée dans ton oreile une carte marine et sonore. Wahou ! Je suis là où je veux être.
Alors je t'écris car j'ai envie de partager ma joie. J'ai une grosse boule de joie dans mon ventre et un léger goût doux amer dans la bouche.
J'arrive d'une autre Bretagne où j'ai passé quelques jours de collectage. Je débarque de celle qui s'efface parce qu'on ne la regarde pas.
Peut-être est-ce indécent de parler de Cisjordanie linguistique dans ce contexte ? Exagéré ? Maltapropos ? Pourtant me vient l'image de la carte de la Palestine qui s'évapore au fil des ans – ou celle de la mer d'Aral et de tous ses petits frères lacs qui disparaissent. L'évaporation ne fait pas de bruit. L'évaporation d'une langue non plus.
Je ne suis pas nostalgique, je suis juste attristé qu'on s'interdise l'accès à ce monde extraordinaire. J'aimerais tant que les non-bretonnants comprennent et fassent une place dans leurs têtes à cette réalité. Qu'ils cessent de passer à côté comme si elle n'existait pas. Il y a parmi nous, autour de nous des bretonnants et bretonnantes, des personnes dont la langue première est le breton. C'est une réalité. Et le fait de mépriser la pratique de cette langue fait d'eux des étrangers dans leur propre pays. Voici une langue bretonne d'une immense richesse que nous avons appris à ignorer dans un grand effort de déni collectif.
C'est comme si tu habitais en bord de mer et que tu te forçais à lui tourner le dos, à ignorer son existence, à transmettre à tes enfants que non là il n'y a pas la mer, il n'y a rien. Déni collectif, hypnose collective. Alors que derrière toi s'étendent un vaste monde et des richesses inouïes.
J'aimerais tant que les gens qui ignorent le breton prennent conscience de cette réalité. Réalité qu'ils rejettent parce qu'ils ne la partagent pas.
La folklorisation de la Bretagne, ça passe. Le respect des droits linguistiques ? Euh ... Anticonstitutionnel. L'existence d'écoles bretonnantes, on en tolère l'émergence, mais pas plus. Containment policy. Le reste remettrait la RF en danger.
Pourtant, comme tous les bretonnants j'aimerais tellement que tout le monde puisse accéder à ces richesses de langue et de culture.
J'aimerais tellement qu'on cesse de dire "Cela ne me concerne pas parce que je n'y connais rien."
J'aimerais tellement qu'on arrête de me dire, lors que je discute en breton en public : "Putain, les gars, c'est pas très poli de causer entre vous alors que les gens autour ne comprennent pas ce que vous dites !" Mais, mettez-vous à notre place ne serait-ce que quelques secondes. Imaginez que vous êtes en vacance à l'étranger et que vous discutez en français. Si les gens du coin vous disaient : "Mais vous n'avez pas honte de discuter entre vous dans votre charabia français ?" Quel serait votre ressenti ? Votre réaction ? Votre sentiment ? Irrespect, mépris, imcompréhension, injustice, frustration, tristesse, colère ? Et pourtant, c'est ce que vivent les bretonnants dans leur propre pays. Il y a dans cette réaction des ressorts psychologiques étonnnts qui méritent d'être étudiés.
J'en reviens à mon petit bonheur. Après ces quelques jours de collectage en Trégor, mon sac est plein de merveilles. J'ai appris tant de choses, traversé des parcours de vie, entendu des blagues, j'ai ri et j'ai été ému des témoignages recueillis.
Je remercie ceux et celles qui ont ouvert leur porte et leur bouche. On a de la chance par ici car les personnes n'ont pas du tout honte de leur langue et sont heureux de la parler, contrairement à d'autres coins de Bretagne où l'acculturation et l'assimilation forcée ont été d'une brutalité sans nom.
En partant de chez Jean et Sylviane, je leur ai dit " C'han da dapout ho poltrej." Je vais vous prendre en photo. Alors Jean a posé une main tendre sur l'épaule de Sylviane, 57 ans qu'ils sont amoureux. Et Sylviane m'a envoyé un aurevoir rimé, un dernier cadeau :
"Ken 'wit 'n dei'où,
Ken a goue'io an dae'ioù !"
A un de ces jours, quand tomberont les feuilles.
A galon ganit,
Louis-Jacques ☀️☀️☀️
Louis-Jacques Suignard
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