De l'influence du Ronan Suignard
L'autre jour avec des copains on a randonné au Cap de la Chèvre. Le temps était Nord-Irlandais mais on est passé miraculeusement entre les gouttes. A mi-parcours on est descendu sur une grève de galets multicolores. Du côté de Lost Marc'h. En ramassant un premier caillou, marmoréen, j'ai pensé à toi qui avais passé la nuit à la maison le samedi précédent. J'ai pensé à toi et à ton goût pour les marbres, ta "marbrite" comme tu désignes cette étrange affection. Il y avait comme du marbre rouge dans ce galet. Une touche de Saran-Colin sur les rives de Cornouaille ? Je l'ai jeté pour en soulever un autre. On s'est regardé et celui-là je l'ai laissé glisser de ma main. J'en ai trouvé un troisième qui m'a fait descendre plus profondément encore dans la pensée de toi. Alors après quelques secondes, au lieu de le jeter je me suis penché et j'ai déposé délicatement ce galet parmi ses frères et ses soeurs galets. Respectueusement. Ca peut paraître stupide, un galet c'est très solide, et j'aurais pu le jeter. Mais il y avait quelquechose de toi mon frère dedans. Et de moi et de notre soeur aussi. Dès lors il m'était impossible de le jeter. La douceur s'imposait.
On a repris le GR vers Rostudel. C'était un jour plus grand que les autres où le grand vent d'ouest entrait de force dans nos poumons sans demander permission. On ne maîtrisait pas. Heureusement il nous poussait côté lande. Il nous poussait des ailes. (LLOQ ! je t'entends déjà paraphraser Duchamp, Sakre tamm beg koad ! ) Si le vent avait soufflé dans l'autre sens on se serait retrouvé au pied de la falaise, en flaque. La mer hérrissée s'écrasait contre les roches. Par moments, je me sentais dépassé par ces grands éléments. Le ciel tourmenté de nuages de toutes sortes, en course accélérée, soleil une seconde sur la mer, pluie battante la seconde suivante, l'océan déchaîné et le vent terriblement puissant. Et encore je pensai à toi Ronan. A jamais grand frère. Un peu plus grand que nous, comme les grands éléments, la grande lande, le grand ciel, le grand océan, le grand vent, les abysses, tout ce qui nous dépasse. Toi qui vois plus loin, qui t'es échiné comme un ogre gentil à retrouver le temps dans la pierre du pays, tu me nourris, me désignes des univers inconnus, me fais marrer avec tes clowneries. Le français a inventé pour toi, le mot "truculence" : abondance de verve, d'appétit, de travail, de productions artistiques. De véhémences et d'excès en tous genres. Un mot à ta mesure, à ta démesure.
Là où nous poussent de timides intuitions, tes ailes de géant nous portent à la découverte sans retenue du grand imaginaire. D'ailleurs tu n'es plus d'ici, tu appartiens à l'imaginaire depuis longtemps, depuis que tu t'es révélé à toi-même. Quand tu nous rends visite tu as dans ton regard bleu un éclat différent qui brille à d'autres lumières que les nôtres. Et tu as dans ta parole, celle que tu mâches, celle dont tu te régales, celle que tu craches, que tu sussures et postillonnes, que tu profères, inventes et prophétises, que tu élucubres, enlumines, dégoulines, hurles et massacres, tu as cette distance, cet accent bien à toi de pétulance, d'ironie tragique, de rêverie aussi. Qui nous instille à coup de massete portugaise que le monde tel qu'on le perçoit n'est qu'une sorte d'exotisme du sensible, bien loin du réel. Sculpter est un acte créatif paradoxal. Contrairement à modeler ou à peindre où l'artiste ajoute de la matière pour créer, sculpter c'est enlever de la matière. Enlever pour faire apparaître quelquechose, enlever pour ajouter quelquechose de nouveau au réel. Comme le font tous les défricheurs de chemins, qui nous enlèvent à l'ignorance en général, et sans doute à l'ignorance de nous-mêmes. J'ai vu ton obstination ouvrir des brèches en nous pour nous relier à nos forces profondes. Nous révéler que dans les profondeurs du temps, le minéral fût aussi créé par l'action du vivant, comme tu aimes le répéter.
Mais voilà, à force de nous menacer de faire un malheur, de nous faire rire et pleurer, de nous remplir de vie, d'exhubérance, de ton art gigantesque, à force de nous menacer de coller nos enfants au plafond, à force de chercher toi-même dans l'épaisseur du temps, de te rechercher dans les origines et dans la fin de tout, le temps a passé et tu as fini un peu par t'éroder. Beaucoup même dernièrement. Beaucoup trop à notre goût. Mais c'est ainsi, te voilà maintenant au pied de la falaise avec une réponse, une certitude parmi les autres galets. Et aussi une oeuvre trop monumentale pour que l'ankou l'emporte dans sa charette. Une oeuvre trop belle pour qu'on ne l'admire longtemps. On ira te voir à Pont-Aven près de Paul Gauguin que tu admires tant. Et on sera fier de cette reconnaissance, pas seulement parcequ'elle est méritée mais parceque nous tes proches qui t'avons vu à l'oeuvre, on la savait cette reconnaissance inéluctable. Mais vous, le reste du monde, on ne voulait pas vous spoiler avant que vous n'ayez découvert l'artiste Ronan Suignard. Vous ne serez pas déçus du voyage, sensations fortes garanties !
Alors même si aujourd'hui tout me tombe des mains, des objets de tous les jours, et la sidération, des seaux entiers de larmes, des caisses pleines de tourments, si tout m'échappe encore comme si j'étais (dans) un mauvais piège. Si tout fuit. A commencer par mes yeux donc, d'où coule un liquide familier fait de grand chagrin. Ma gorge est bien serrée pourtant qui pourrait le retenir.
Même si tout ce malheur bien précoce, par toi ma breur, mon frère, fratello mio, par toi je continuerai à lire des Ronans, toutes sortes de Ronans, des Ronans policiers, des Ronans-photos, je continuerai à visiter des églises Ronanes, à boire du vin de la vallée Rhonane ou bien du Côte du Ronan tout en regardant des films de Ronans Samouraï. Je me soignerai à l'aRonathérapie. Je revisiterai le Château des Ducs à Ronantes. Je continuerai à parcourir sans fin la Ronanclature de tes oeuvres au Ronanisme explosif assumé. Et jamais, jamais Ronan, je ne te Ronancerai.
Kenavo ma breur.
Avec tour mon amour, A wir galon,
Louis-Jacques Suignard
Kawan 23 05 2021
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